PRÉFACE DU CAHIER 8

Le présent « Cahier N° 8 » de Boscodon, que nous avons intitulé «Nombre et Lumière» prend la relève du fameux« Cahier N° 4 » («L’art des bâtisseurs romans »), publié en 1987, et qui connut un très grand succès. Ce dernier est aujourd’hui épuisé.
Le rédacteur principal en avait été le regretté Henri Bilheust. Il était toutefois le fruit d’un travail collectif des premiers restaurateurs de l’Abbaye, au nombre desquels il convient de nommer Soeur Jeanne Marie, o.p., le frère Amans Aussibal, o.p., le frère Isidore Dalla Nora, f.mc., le Docteur Marc Terrel, de Valbonne, Mlle Mireille Hibou-Hartmann, MM. Francesco Flavigny, Architecte en chef des M.H., Roger Cézanne, Christian Gay, Vincent André, et tant d’autres…
Leurs recherches théoriques s’appuyaient sur les travaux de l’Abbé Jean Bétous, menés sur la cathédrale d’Auch, et sur des échanges amicaux avec l’Association des Amis de l’Abbaye de Valbonne et avec l’bbaye de Sénanque.
Le « Cahier 4 » nous était encore très souvent demandé, mais une réimpression était impossible : Henri Bilheust, avait lui-même souhaité, avant de nous quitter, que l’on ne rééditât point tel quel ce travail qu’il considérait comme une simple étape de la réflexion demandant à être reprise. Bien entendu, ses héritiers et nous-mêmes avons voulu que ce vœu fût exaucé.
De fait, depuis 1987, travaux, recherches et réflexions ont beaucoup évolué : raison supplémentaire pour choisir la voie d’une refonte totale. D’où l’édition de ce « Cahier 8 ».
Dès la mise en chantier de ce dernier, la question s’est posée à nous : était-il souhaitable de reprendre telles quelles les idées directrices du « Cahier 4 », qui avaient certes intéressé et même parfois séduit tant de lecteurs, mais qui avaient aussi été l’objet de bien des critiques de la part d’historiens, d’archéologues et d’architectes ?
Une étude approfondie de l ‘église abbatiale de Boscodon et de l’histoire de son édification, la fréquentation assidue des sources de la pensée et de la spiritualité des moines réformés des XIe-XIIe siècles, et surtout l’expérience d’habiter quotidiennement ces bâtiments, d’y prier, d’y recevoir les confidences des visiteurs découvrant ce lieu, tout cela nous a conduits à une position intermédiaire entre les tenants et les détracteurs d’une interprétation étroitement numérique d’une telle architecture.

Nous avons d’abord essayé d’entendre la critique. L’idée d’une mise en œuvre élaborée de tracés directeurs par les constructeurs médiévaux, et tout particulièrement par le biais des nombres irrationnels telle nombre d’or, demeure contestée et probablement en effet contestable.
Ces derniers avaient-ils la maîtrise de mesures très précises, disposaient-ils de données élaborées de la géométrie ? N’ont-ils pas vraisemblablement travaillé de façon plus rudimentaire, à partir de modules simples et de formes assez générales ?

C’est en tout cas la thèse des détracteurs de cette démarche qui avait présidé à la composition du « Cahier 4 », tels par exemple A. Guerreau, cité par Andreas Hartmann-Virnich, «L’église abbatiale de Valbonne» (Provence historique tome LI, fascicule 205, juillet-août-septembre 2001, p. 378, note 19) et Marguerite Neveux,« Le nombre d’or, Radiographie d’un mythe» (Paris, Seuil, 1995).
Peut-être en effet fallait-il reconnaître une démarche quelque peu artificielle dans la volonté de tout expliquer par une application systématique, a priori, de rapports numériques, de jeux subtils de géométrie, dans l’élaboration des plans d’églises comme l’abbatiale de Boscodon ou celle de Sénanque.
En revanche, la nécessité nous est vite apparue de prendre en compte la sensibilité très aiguisée des spirituels médiévaux envers les langages symboliques : figures géométriques, nombres, orientation dans l’espace, lumière, dynamismes induits, etc.

Lecteurs assidus des Pères de l’Église, et en particulier de saint Augustin et du pseudo-Denys l’Aréopagyte, nous constations qu’il serait faux de leur dénier le goût et la capacité d’une véritable spéculation intellectuelle !
Nous verrons ultérieurement que la spiritualité propre aux moines réformés des XIe-XIIe siècles (cisterciens, chalaisiens, grandmontains … ) s’enracinait essentiellement dans le mystère de l’Incarnation du Verbe, le Dieu fait homme, et dans l’idée de «descente» : Dieu «descend» dans l’humanité de Jésus et celui-ci «descend» dans la mort et jusqu’aux enfers … ) ; les églises qu’ ils construiront pour vivre leur rencontre et leur union à un tel Dieu seront donc à la mesure de l’homme, de son corps, et non à la (dé)mesurede la transcendance de Dieu, comme le seront plus tard les cathédrales gothiques.

Or, nous savons que cette «mesure de l’homme», microcosme, était explicitement mise en valeur dans la spiritualité et la mystique, comme en témoigne une Hildegarde de Bingen, mystique flamande qu’une illustration du XIe siècle représente en extase, recevant les cinq flammes de la connaissance divine.
Si cette prise en compte du corps de l’homme faisait partie des préoccupations des maîtres d’oeuvre médiévaux – et on ne voit pas pourquoi on leur en dénierait le droit – alors il n’est pas interdit de penser que la notion de développement naturel et quasiment vital devait intervenir peu ou prou dans l’élaboration des plans de leurs édifices : dès lors mettaient-ils sans doute en œuvre, explicitement ou non, la proportion que Luca Pacioli, à la Renaissance, qualifiera de «Divine» et à laquelle certains leur refusent l’accès sous le prétexte d’une prétendue «rusticité» de la pensée médiévale.

Voici donc notre conviction actuelle : Il nous semble qu’ il n’est pas absurde, en tout état de cause, de tenter des interprétations a posteriori à partir de principes mathématiques connus depuis l’Antiquité, peut-être transmis dans les confréries d ‘architectes, de tailleurs de pierre, de maçons, retrouvés en tout cas et développés à partir de la Renaissance.
Rendre conscient ce qui était probablement vécu inconsciemment, analyser et expliciter ce qui était éventuellement mis en oeuvre de façon spontanée, n’est pas une entreprise vaine : c’est, croyons-nous, l’aventure de l’esprit. Le passé s’explique aussi par son avenir, c’est à dire notre présent.
Aussi loin de certaines spéculations ésotériques et gnostiques que d’analyses étroitement rationnelles et scientifiques nous apparaissent les spirituels médiévaux qui ont composé leurs outils de vie et de prière comme des instruments de musique accordés à la résonance de leur propre corps comme au chant de la Création.
Relier le microcosme au macrocosme, l’Alliance nouvelle dans le Christ au mystère cosmique de la première création, la terre au ciel, l’humain au divin, telle était sans doute la motivation profonde de l’aventure monastique depuis saint Augustin et saint Benoît jusqu’à Bernard de Clairvaux.
Et pour vivre et exprimer cette aventure, un impressionnant appareil symbolique, venu du fond des temps et passant par le néoplatonisme des Pères de l’Église, allait se déployer. On le trouve à longueur de pages dans les écrits ; l’architecture y aurait-elle échappé ? Ou bien veut-on à tout prix maintenir la thèse, aujourd’hui bien dépassée, de l’obscurantisme moyenâgeux ?

En maintenant les réserves que nous avons admises plus haut, nous proposons donc dans ce «Cahier 8 » une double interprétation de l’architecture de l’église de Boscodon :mise en oeuvre d’une logique des nombres, des proportions, des tracés et figures géométriques, d’une part; réflexion sur le langage symbolique des nombres, des formes, de l’espace, du mouvement et tout particulièrement de la lumière, d’autre part.
D’où le titre choisi pour ce Cahier 8 : «Nombre et Lumière ».

fr. Jean Mansir, o.p .